Accueil Culture «La couleur du phosphate» documentaire de Ridha Tlili : L’esthétique de la résistance

«La couleur du phosphate» documentaire de Ridha Tlili : L’esthétique de la résistance

À mon humble avis, parmi les fictions et les documentaires vus, le film qui m’a le plus émue est un long métrage documentaire tunisien portant le titre : « Loun el phosphate » (La couleur du phosphate). Réalisé en 2024 par Ridha Tlili, 90 mn, Ayan ken Production, Tunisie. Prix du meilleur long métrage documentaire tunisien (Carthage FilmFest – JCC 2024, Tunisie). Ce documentaire d’une heure trente minutes nous ouvre les yeux sur un des aspects de notre réalité.

La Presse — Nouvellement membre à la dynamique association tunisienne pour la Promotion de la critique cinématographique (Atppc) actuellement présidée par Ons Kamoun, j’ai pu accéder à un grand nombre de films projetés aux JCC 2024. Le documentaire « La couleur du phosphate » nous mène sur les pas d’Aid, un employé à la mine de phosphate à Redaief en Tunisie. Tout en étant chauffeur d’un gros engin qui transporte la matière extraite du phosphate, le protagoniste pratique le théâtre comme il peut avec sa progéniture. A cause de son métier de transporteur, il contracte au dos une maladie incurable.

La caméra suit les pas de ce digne monsieur qui nous conduit devant la mine où il a travaillé durant plusieurs décennies. Des montagnes de cette matière grisâtre et poudreuse extraite du ventre de la terre jonchent le sol. Tout est gris, tout est poussière, tout est sombre. À voir autant de poussière grisâtre, l’aventureuse caméra de Ridha Tlili donne l’impression de nous faire respirer une odeur étouffante, de nous salir la paume des mains et des vêtements, tant les plans d’ensemble, les gros plans sont pris de manière à nous faire appréhender cet univers rempli de danger et de risque.

Enveloppé dans cette poussière, le scénario du film poursuit sa route dans un autre décor, autre histoire de cette même personne. Je ne veux pas tout dévoiler, car un film ne se raconte pas, mais se vit et s’appréhende à tous les niveaux de la conscience et de l’inconscient par le truchement du grand écran. Ce film est d’une telle qualité technique et esthétique, dans ce contraste du noir au blanc, qu’il nous fait oublier la présence de l’écran —  parce qu’on vit l’univers de ces montagnes de poussière gris foncé de phosphate de l’intérieur. Pourtant, Ridha Tlili n’a pas filmé plus loin que l’entrée de la galerie d’où l’on extrait le phosphate.

Avant ce film, je ne savais pas quelle couleur, quel aspect, quel degré de dangerosité possédait le minerai qu’est le phosphate à l’état brut. Avec ce film d’images et de sons produits sur le grand écran blanc, j’ai pu non seulement voir la vraie matière du phosphate, mais j’ai pu évaluer sa densité, son odeur irrespirable, ses conséquences néfastes sur la santé et ses importantes retombées sur l’économie du pays. Grâce à ce film, j’ai pu mesurer à quel point la problématique qui se dégage de la série des opérations difficiles de l’extraction et de l’acheminement de cette précieuse matière minérale est cruciale. En traitant l’exemple de l’un des travailleurs, le long métrage documentaire spécifie les mauvaises conditions de vie d’une tranche de travailleurs de mon pays et leur endurance. Pour les habitants de la ville de Redaief, vivre c’est lutter, résister sans cesse contre l’étouffement, la maladie, le handicap, l’exploitation, etc. Ainsi, la production du phosphate s’avère être à la fois un mal et un bien, le monstre auquel ils font face quotidiennement et auquel ils doivent résister coûte que coûte.

En vérité, le phosphate ne porte pas de couleur, d’abord parce que le gris est une valeur située entre la lumière (valeur blanche) et l’obscurité (valeur noire) ; ensuite, le titre qui est donné « La couleur du phosphate » n’identifie pas le minerai de manière chromatique, mais bien au-delà. Ainsi, l’appellation donnée n’est pas à comprendre dans un sens figuré, mais dans le sens de l’univers conceptuel qu’il rassemble en lui et autour de lui. Connaître la couleur du phosphate, c’est connaître son vrai visage, son essence et le côté désastreux sur ceux qui travaillent sur le gisement et vivent à Redaief. Dans les conditions de vie de l’ouvrier et comédien, le phosphate ne lui a pas apporté une vie tout  en couleur. Au contraire sa vie est grisaille, horizon limité et santé chancelante. Heureusement que Aid, ayant des dons certains en tant que comédien,  a trouvé refuge dans le théâtre qu’il pratique avec les moyens du bord.

Un film où le sociologique et le politique prennent appui et prétexte sur le parcours d’un personnage à la fois ancien chauffeur à la mine et comédien, artiste de scène que son pays ignore, un malheureux Tunisien comme tant d’autres qui n’ont pas eu la chance qu’ils méritent.

À travers ce film, et en la personne du digne Aid, le réalisateur Ridha Tlili rend hommage en mettant en exergue une frange ignorée, délaissée et marginalisée de la société tunisienne dotée d’authenticité, de noblesse et de dons artistiques comme l’est le personnage du documentaire. Les deux aspects qui ont capté  mon attention et auxquels je suis sensible dans le documentaire de Ridha Tlili sont le soin et l’ingéniosité apportés à l’image par son esthétique parlante mise au service de la problématique traitée et de l’engagement pour la cause des faibles et des laissés pour compte.

Un documentaire, qui, avec justesse et doigté,  sensibilise et éclaire les consciences sur une réalité, en nous faisant entrer sans vergogne dans un univers de résistance, « … la beauté est un acte de résistance », comme l’écrit le réalisateur. Ce film porteur d’un engagement humaniste et d’une identité forte est à louer. Il définit ce qu’est la Tunisie profonde et concerne tout citoyen tunisien, parce que pour plusieurs raisons il marque à jamais avec du gris et en gris notre identité. 

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